Les 15 derniers jours (19)

Cette histoire a commencé là : http://www.amotsdelies.com/blog/2012/12/les-15-derniers-jours-1/

Paysage d'hiver

« Laisse tomber, tu me gonfles avec tes questions à la con, marmonne la jeune fille.

— Pardon ? Vous disiez ? questionne un serveur du bar dans lequel elle vient d’entrer.

— Rien, sourit-elle, je parle toute seule !

— Ça arrive à des gens très bien, vous savez ! intervient l’un des clients, un vieil homme au regard brillant. »

Éloïse lui rend son sourire et se saisit du verre qu’on lui tend.

« Cadeau de la maison ! Ce soir, on régale, puisque demain, on n’aura plus l’occasion…

— À la fin du monde ! répond la jeune fille en levant son verre.

— À la fin du monde ! » reprennent en chœur tous les présents.

 

Bien sûr, tout le monde attend minuit avec impatience, pour ne pas dire avec frénésie. C’est comme pour le Nouvel-An : on a beau savoir qu’il n’est pas minuit partout en même temps sur Terre, seul « notre » minuit est important.

Quelques secondes avant l’heure fatidique, quelqu’un demande le silence. À la télévision, branchée sur une chaîne nationale, un décompte s’affiche. Neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un…

Minuit !

Aussitôt, les cris et les chants reprennent.

On va tous crever ! On va tous crever ! La fin du monde nous attend et nous, on fait la fête tout le temps !

Prise dans une chenille improvisée, Éloïse se sent prise d’un fou-rire nerveux.

« T’es vraiment trop con, ma pauvre fille ! Que voulais-tu qu’il se passe ? »

 

Deux heures plus tard, la montée des escaliers vers son appartement lui paraît tout bonnement interminable. Les tournées ayant succédé aux tournées, la soirée s’est révélée très arrosée.

Trop.

Prise de nausées, la jeune fille a toutes les peines du monde à entrer la clé dans la serrure de sa porte. Appuyée au chambranle, il lui faut plusieurs secondes pour retrouver un semblant de calme et de sérénité.

Quand elle pénètre enfin à l’intérieur, elle se laisse tomber lourdement sur son lit et ferme les yeux. Autour d’elle, les murs se sont mis à tourner. Des lumières apparaissent derrière ses paupières, comme autant de visées laser provenant de snipers invisibles.

« Tu parles d’une fin du monde… C’est la cuite de l’année, oui ! »

Et sans même prendre la peine de se déshabiller, elle s’enfouit sous la couette.

Avant de sombrer dans un sommeil poisseux, elle a le temps de voir apparaître un visage noir au milieu des lucioles : Ambroise (toujours lui !) a trouvé le moyen de se frayer un chemin jusque dans son cerveau anesthésié par l’alcool.

Ce mec n’est décidément pas comme les autres…

Cela voudrait-il dire qu’il faut le croire ?

« Bonne nuit, les clones ! » marmonne-t-elle avant de s’abîmer dans les ténèbres.

 

Quelques heures plus tard, après avoir difficilement émergé du sommeil, Éloïse s’installe comme tous les jours pour le petit déjeuner face à son calendrier. Au 21 décembre, il n’indique pas de saint à fêter, mais un seul mot laconique : hiver.

L’hiver débute officiellement aujourd’hui. C’est plutôt drôle que cette saison du ralentissement de la vie, de l’hibernation de tant d’espèces, corresponde à la fin de la planète tout entière. La coïncidence fait sourire Éloïse. Mais s’agit-il vraiment d’une coïncidence ?

« Bien sûr que oui : l’hiver ne commence pas en même temps sur toute la planète ! »

Imaginer la réponse de Jérémy à sa question informulée la fait sourire encore plus. C’est ce qu’il dirait, c’est sûr ! N’empêche que c’est une drôle de coïncidence…

Ambroise a dit qu’il ne fallait rien changer à ses habitudes. Simplement, lui saura si elle veut partir. Si elle le veut vraiment. Et tout sera organisé pour elle.

Sur l’écran de son smartphone, son fil Twitter s’affole. Éloïse l’a branché sur le hashtag #21dec. C’est clairement le sujet du jour.

De temps en temps, un tweet lui accroche le regard :

Beau soleil ce matin. Même pas froid. La fin du monde ? Bof… #21dec

#21dec Vous êtes prêts ? C’est le grand jour !

Bon, ben, on est le #21dec. Et alors ?

Manue lui a donné rendez-vous près de l’entrée de l’amphi B, qui a été rapidement remis en état. Les messagers y tiennent un grand meeting. Une espèce de fête de départ. « Comme un enterrement de vie de jeune fille » a-t-elle précisé, mi-figue mi-raisin.

Tant qu’il ne s’agit pas d’enterrement tout court…

Jusqu’à présent, Éloïse n’a osé parler de Primaterra à personne. Peur d’être ridicule, ou envie de garder le secret ? Elle n’en sait rien. Mais aujourd’hui, c’est le moment ou jamais.

 

La porte de son appartement claque derrière elle. Comme tous les jours. Pour la dernière fois ?

Dans la rue, tout est comme d’habitude. Les adultes pressés le sont toujours. Les ados qui traînent des pieds sur le chemin du collège avancent toujours comme des zombies, des écouteurs vissés dans les oreilles.

Éloïse a envie de crier. De les secouer tous.

« Je suis en train de devenir folle », grommelle-t-elle.

Dans son sac, son téléphone se met à sonner. Le temps de le retrouver au milieu de ses affaires, la sonnerie s’est arrêtée. Comme toujours.

« Tu parles d’une journée pas comme les autres… »

Le numéro qui s’affiche à l’écran est celui de Jérémy. Éloïse hésite. Doit-elle le rappeler ? Mais pour lui dire quoi ? « Heureuse de t’avoir connu ; adieu » ? « Bonne mort ; moi, je vais ressusciter ailleurs » ? Cela ne rimerait à rien.

Le temps qu’elle réfléchisse, un SMS est arrivé. De Jérémy, justement. Il va au meeting des messagers et demande à Éloïse si elle y va aussi.

Décidément, Jérémy a changé : jusqu’à présent, il a toujours refusé (même par simple curiosité) d’assister à l’une de ces réunions. Il faut croire qu’il y a urgence.

Je suis en route, j’arrive.

D’habitude, Manue et Jérémy ne supportent pas de se croiser. Là, s’ils veulent la voir tous les deux, il va falloir qu’ils acceptent de se rencontrer. De toute façon, c’est maintenant ou jamais : demain, leur monde n’existera plus.

Une question s’impose tout à coup à la jeune fille : comment la Terre (sa Terre) va-t-elle disparaître ? Va-t-elle se désintégrer ? Être dévorée par les flammes ? Asphyxiée par des gaz toxiques ?

Une espèce de curiosité malsaine la saisit à l’idée d’assister (peut-être) à ce spectacle unique…

À suivre

 

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2 réflexions au sujet de « Les 15 derniers jours (19) »

    1. Bonjour MarieBo,

      Merci beaucoup. C’est agréable de voir que cette histoire est appréciée dans le monde entier !
      Bon, j’exagère un peu, mais à peine 😉

      Florence

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