Habiba (4)

Cette histoire a commencé là : http://www.amotsdelies.com/blog/2013/08/habiba-1

Hommes en train de discuter

Les discussions avec les clients se mettent à lui peser. Quel plaisir peut-on trouver à répéter toujours les mêmes choses, à répondre aux mêmes arguments ? Les sourires, trop mielleux, n’arrivent plus à cacher leur perfidie. À moins que son œil ne soit devenu plus acéré ?

Même le thé de la vieille Fatima ne semble plus avoir le même goût. Lorsqu’il rentre chez lui après sa journée au magasin, Sidi Fayad ne le savoure plus avec la même satisfaction.

Le poids des ans se fait sentir.

Pour sa femme non plus, Sidi Fayad n’a plus d’énergie. Allah sait pourtant qu’elle a toujours la peau aussi douce et fraîche… mais c’est comme si un voile de fatigue s’était déposé sur la maison. Tout s’y fait au ralenti.

 

Quand le maître de maison est au magasin, Fatima et Habiba passent de longues heures ensemble. Elles sont loin d’avoir le même âge, mais elles partagent tellement de choses… à commencer par le fait de ne vivre que pour Sidi Fayad !

Sa jeune épouse aime particulièrement l’après-midi, quand la bonne la fait s’asseoir sur une chaise, dans la cour, face à la fontaine, et lui peigne ses longs cheveux.

Fatima a toujours des tas d’histoires à raconter : elle est dans la famille depuis tellement longtemps ! Elle a commencé à travailler dans la maison peu de temps après le mariage des parents de Fayad, alors que, se retrouvant veuve et sans un sou, elle avait dû quitter son village.

« Sidi Fayad a été le premier fils de la famille. »

Le seul, en fait. Avant lui, trois filles étaient nées. Or les filles sont toujours une charge. On les élève pour rien : elles n’assurent pas vos vieux jours…

Après Fayad, le père n’avait pas eu plus de chance : deux nouvelles filles étaient venues alourdir son fardeau. Heureusement, elles n’ont pas survécu.

De cela, Fatima n’aime pas trop parler. Elle préfère raconter les premiers pas de Sidi Fayad. Sa façon de se relever sans un cri, même lorsqu’il tombait du haut du mur. La fierté de sa mère devant le sens du marchandage inné de son fils…

« Raconte encore ! »

Habiba ne se lasse jamais.

 

De temps en temps, la jeune fille repense à sa vie d’avant. À ses amies d’alors. Que sont-elles devenues ? Depuis son mariage, elle ne les voit plus.

Elle-même aimait lire. Elle a pratiquement dû y renoncer : Sidi Fayad n’a pas de livres, ou si peu. Alors au lieu de lire, elle écoute Fatima.

Parfois, elle aussi se laisse aller à un souvenir. À évoquer le bonheur que lui procuraient la lecture et les études. Tout cela parait si loin… Dans ses yeux qui se perdent dans le vague, Fatima voit briller les regrets. Alors, en hochant la tête, elle se remet doucement à l’ouvrage : ces jours-là, les cheveux d’Habiba sont plus beaux que jamais.

 

Nour, l’institutrice, est plutôt satisfaite : ses séances d’alphabétisation pour les femmes marchent bien. Mieux même qu’elle ne l’aurait pensé. Les femmes se sont donné le mot. Certes, en général, il leur faut l’autorisation de leur mari, mais elles savent comment faire pour l’obtenir.

« Un homme heureux ne dit pas non à sa femme », lui a dit l’une de ses élèves un jour.

Son clin d’œil complice a fait rire toutes les autres !

Le seul regret de Nour est de ne pas avoir réussi à compter la femme de Sidi Fayad parmi ses élèves. Elle sait quelle place le commerçant occupe dans la communauté, quelle force d’exemplarité il peut avoir. Si sa femme venait étudier, aucun homme n’oserait interdire à la sienne de le faire.

« Je dois tenter de nouveau de le convaincre », se dit-elle.

Sa première visite chez lui n’a rien donné ? Qu’à cela ne tienne, cette fois Nour va le voir dans son magasin.

Lorsqu’elle arrive dans la rue qui mène « Aux portes du ciel », alors qu’elle se remémore tous les arguments qu’elle peut utiliser, un attroupement attire son attention. Il y a beaucoup de monde, mais peu de bruit ; ce n’est donc ni une dispute, ni une bagarre.

En approchant, Nour réalise que c’est justement devant le magasin de Sidi Fayad qu’il y a foule.

À suivre

Habiba est l’une des neuf nouvelles qui composent le recueil Circa mortem.
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P.-S. : Circa mortem existe aussi en papier. Achetez-le sur mon site d’auteur.