A mots déliés




Récit de vie



Extrait 3

Note : cet extrait est reproduit avec l'autorisation de son auteur.

     Débarqué à Marseille le 9 février 1956, après une permission libérable d'un mois, je me croyais définitivement libéré de mes obligations militaires quand je fus rappelé pour effectuer une nouvelle période d'un an, en Algérie cette fois.
     On appelait cela du « maintien de l'ordre ». Ce n'est que bien plus tard que l'on accepterait de parler de guerre. L'Algérie, qui était encore française, était en fait en guerre depuis 1954 et devait le rester jusqu'à son indépendance, lors des Accords d'Évian, en 1962.
     Le 28 mars 1956, j'embarquai donc sur le Djebel-Dira en direction de l'Algérie. Le lendemain, je débarquai à Philippeville pour rejoindre Khenchela.
     En arrivant au camp, on nous fit mettre en rang pour procéder à la distribution du paquetage et nous donner nos affectations, dans différents postes de la vallée. Chacun devait se présenter : nom, prénom, activité pendant le service militaire, etc. Lorsque vint mon tour, je ne savais pas quoi dire : je n'avais pas fait grand-chose ! J'indiquai donc que j'avais été barman. Une lumière sembla alors s'allumer dans le cerveau de mon sergent, qui se tourna vers son adjudant et lui conseilla de me garder à la compagnie de commandement pour y créer un bar.
     Une fois de plus, je me retrouvai seul appelé, avec un sergent qui était maintenu là comme moi. J'en conclus que la chance ne m'avait pas quitté. Après tout, des barmen, il en était certainement passé avant moi dans la file. Pourquoi, moi, avais-je été choisi ?
     Jusqu'au 27 mai 1956, je restai stationné à Khenchela, oublié de tout le monde. Le bar ne vit jamais le jour et je faisais le maximum pour éviter de me montrer.
     J'avais repéré un bâtiment en dur qui servait de dépôt pour la nourriture et qui était squatté par un légionnaire. Je n'ai jamais su ce qu'il faisait là ni à quelle compagnie il appartenait (il n'était pas bavard) mais je me sentais aussi seul que lui. Aussi, il me proposa de m'héberger et me prépara un lit, derrière des fûts de vin, à l'abri de tout regard.
     En somme, j'étais devenu un clandestin. Jusqu'au jour où l'unité fit mouvement vers Biskra. Ce jour-là, au moment de l'appel, on s'aperçut que j'existais. Mais personne ne sembla étonné de découvrir que je faisais partie de l'effectif.

     L'arrivée à Biskra fut un moment difficile. Nous venions juste de descendre du train quand une colonne de douze cercueils transportés par des charrettes tirées par des chevaux passa devant nous. Inutile de dire que cela jeta un froid dans les rangs... Surtout qu'il avait été dit que nous venions ici en zone de repos pour un certain temps. Si c'était cela le repos, qu'est-ce que ce serait en zone de combat !
     Le 11 octobre 1956, nous partîmes pour Nouader-Bas, secteur d'Arris. C'était une vallée très étroite, avec des montagnes rocheuses de chaque côté. Tout le long de cette vallée se trouvaient des fermes, espacées de plusieurs kilomètres, qui avaient été réquisitionnées et servaient de bases à l'armée.
     C'est là que j'ai pu montrer pour la première fois mes talents de barman et d'épicier. Les copains étaient dispersés par petits groupes dans les fermes, mais un groupe (dont je faisais partie) était resté à la base de commandement pour organiser le bar et le magasin de produits alimentaires qui approvisionnait les fermes.
     Le soir, après la mise en place rapide d'une grande tente qui devait servir de cantine et de bar, nous nous installâmes autour du comptoir pour un bon moment de détente. Mais pas le temps de déguster la première bière que nous étions attaqués par des fellagas cachés dans la montagne.
     La petite lucarne éclairée qui se trouvait à l'extrémité de la tente leur servit de cible et le sergent qui buvait sa bière en face de moi (j'étais dos à la lucarne) reçut une balle en plein front. Il tomba mort sur le coup. Inutile de commenter l'ambiance qui s'ensuivit...
     Il fallut se rendre rapidement à l'évidence : le danger était partout présent. Nous subîmes d'ailleurs plusieurs attaques, dont une particulièrement meurtrière au cours de laquelle un groupe de cinq gars tomba dans une embuscade. Tous furent tués. Quant à moi, toujours chanceux, je n'étais pas encore parti en mission.


Florence Clerfeuille - À mots déliés - 06 99 51 46 71 - contact@amotsdelies.com
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