Elle (4)

Cette histoire a commencé là : http://www.amotsdelies.com/blog/2011/06/elle-1/

Derrière les fleurs

— Elle est morte.

Pourquoi se soucier de sa santé à lui ? D’ailleurs, plus le temps passait, plus il se disait que la question n’aurait même pas dû se poser. Tout son visage criait la réponse. Les coins de sa bouche qui s’affaissaient. Les sillons, dans sa peau, de chaque côté, qui se creusaient. Ses yeux rendus ternes par l’absence d’étincelles. Comment pouvait-on imaginer qu’il aille bien ?

Oh, bien sûr, il continuait à répondre « oui ». Par habitude. Parce que c’était plus simple. Parce que « non » ne peut pas rester tout seul : il faut l’accompagner d’explications. Et la tâche, en plus d’être ardue – pourquoi diable n’allait-il pas bien ? – était inutile. Il était illusoire d’avancer une raison à son mal-être.

— Elle est morte.

C’était ça, la raison. Mais à quoi bon la dire ? Pour qu’on le plaigne ? C’était bien assez de se sentir mal ; il n’avait pas besoin, en plus, de pitié. Et puis, cela aurait dû être évident, non ?

Comme un funambule auquel on aurait subtilisé le balancier, il luttait de toute la force de ses orteils et de son esprit pour ne pas perdre l’équilibre. Les yeux rivés au fil d’acier, sans penser au vide qui cherchait à le happer de toutes parts, sans même penser à atteindre l’extrémité du fil – tellement lointaine qu’il en aurait perdu tout courage – il avançait, le souffle court, les muscles tendus à en avoir mal.

En lui, les douleurs se multipliaient. Son corps avait décidé de lui ouvrir les yeux : non, il n’allait pas bien. Combien de temps pourrait-il tenir ?

Il se sentait comme un naufragé. Flottant parfois sans peine à la surface. Luttant le reste du temps pour ne pas sombrer. Les autres, autour, étaient comme ces paquebots immenses qui, passant à quelques encablures de l’homme en train de se noyer, ne peuvent même pas le voir. Il fallait attendre. Espérer qu’un courant le dirige vers la terre ferme. Ou qu’un œil plus aigu ou rêveur que les autres ne le détecte et lui jette une bouée. Mais la question restait la même : combien de temps pourrait-il tenir ?

— Elle est morte.

Sans elle, il s’était fracassé.

Devant ses morceaux éparpillés, Tony ne savait plus quoi faire. Tenter de reconstituer le puzzle l’épuisait. Mais tout mettre à la poubelle revenait à accepter de laisser son esprit partir à la dérive. Une non-solution. En plus, elle n’aurait pas aimé ça. Pas du tout. Elle n’était pas du genre à se plaindre. Elle n’était pas non plus du genre à capituler sans combattre.

Tout à coup, penser à elle lui faisait du bien. Elle en avait connu d’autres que lui. Pourtant, elle ne s’était pas laissé aller. Elle avait tenu bon. Longtemps. Pour lui et pour les autres. Avec une blessure qui ne s’était jamais vraiment refermée, mais qui ne l’avait pas empêchée d’avancer.

Le funambule commençait à entrevoir l’extrémité du fil.

Le naufragé entendait une corne de brume.

Bientôt, il reprendrait pied.

Bientôt…

FIN

Elle est l’une des neuf nouvelles qui composent le recueil Circa mortem. La plus courte d’entre elles. Celle dans laquelle la mort est le plus présente.
Elle vous plaît ? Achetez le livre sur Kindle et dites aux autres ce que vous en avez pensé 🙂

P.-S. : Circa mortem existe aussi en papier. Achetez-le sur mon site d’auteur.

2 réflexions au sujet de « Elle (4) »

  1. Le chemin du deuil est long et difficile, mais je ne doute pas que Tony (comme vous, sans doute !) finisse par retrouver la paix.
    L’espoir est ténu dans cette dernière partie, mais bien présent !

    1. Vous avez raison : il y a beaucoup de moi dans Tony. Nous avons suivi peu ou prou le même cheminement tous les deux.
      Aujourd’hui que quatre mois et demi ont passé, je sais que je vais bien.

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