Les nouvelles de Monsieur P.

Coucher de soleil

Il a les mains déformées par les rhumatismes. Lui qui se faisait fort, lorsqu’il était jeune, de fabriquer lui-même ses mouches pour la pêche à la truite est devenu un vieil homme malhabile. Et cela l’agace prodigieusement.
— Ces mains ! s’énerve-t-il, en essayant maladroitement d’ouvrir l’enveloppe qu’il a préparée.
La retournant finalement d’un coup sec, il jette littéralement sur la table les feuillets manuscrits qu’elle contient.
— C’est ça qu’il faut taper. Vous pouvez le faire ? Avant, c’était ma femme qui s’en chargeait, mais maintenant elle n’a plus le temps. Avec son père malade…

Monsieur P. écrit des nouvelles. C’est son dada. Depuis qu’il est à la retraite, il n’arrête pas. Toujours à la main. Des pages et des pages couvertes de son écriture régulière d’ancien enseignant.
— Ce sont de toutes petites histoires. Sans prétention. Mais j’ai un ami qui organise des concours de nouvelles. Il veut absolument que je lui en envoie une, s’excuse-t-il presque.
Je regarde rapidement combien de pages il me confie, vérifie que je peux déchiffrer sans mal son écriture…
— Vous pourrez me l’imprimer en trois exemplaires ? Pour la semaine prochaine ? Et vous me direz ce que vous en pensez !

De retour chez moi, je m’attelle à la frappe de son manuscrit. Monsieur P. écrit à la première personne et décrit ses impressions en vol face au soleil couchant. Je sais qu’il aime les oiseaux : les abords de sa maison fourmillent de nichoirs et de mangeoires. Quand je lui ai rendu visite, il observait un couple de pics épeiches à la jumelle. Mais la chute de la nouvelle arrive. Et c’est bien d’une chute qu’il s’agit : celle d’un pilote de planeur qui manque son atterrissage !

Lorsque je retrouve Monsieur P. quelques jours plus tard, je ne peux m’empêcher de lui poser la question :
— Ça vous est vraiment arrivé ?
— Et comment ! s’exclame-t-il. Sur le coup, je n’ai rien compris. C’est à l’hôpital, quand je me suis réveillé, qu’on m’a expliqué : un autre pilote, débutant, avait coupé ma trajectoire et m’avait déséquilibré. C’est ce qui m’a envoyé par terre. Le planeur était en miettes. J’ai eu beaucoup de chance cette fois-là.
Puis, au moment de partir :
— Revenez me voir, je vous raconterai comment j’ai failli me noyer lors de ma première plongée, en Martinique ! À moins que je n’en fasse une autre nouvelle… Il faut bien que j’écrive tout ça ; ce serait bête de ne rien laisser derrière moi, vous ne trouvez pas ?

Comment ne pas être d’accord avec lui ?