Les rêves d’un fauteuil

Sur la table basse, devant moi, il y a un livre. Quelqu’un l’aura oublié, sans doute. C’est  un petit volume fatigué à la couverture défraîchie. Le genre de livre qui a dû traîner des années dans une bibliothèque, être manipulé par des dizaines de mains moites…
Comme dans un film, je vois défiler tous ces lecteurs.

Un vieux monsieur à la démarche hésitante s’approche. Il saisit le livre en tremblant légèrement. Sourit dans sa moustache. Cherche autour de lui un endroit où s’asseoir. Et commence à lire avec un air de gourmandise.
Ensuite, il y a cette jeune fille au style gothique. Elle doit avoir quatorze ou quinze ans. Vêtue de noir, outrageusement maquillée de sombre, elle porte de lourdes boucles d’oreille en forme de tête de mort. Ses mains chaussées de mitaines en résille noire s’emparent du livre. Elle déchiffre le titre avec une moue boudeuse, feuillette rapidement l’ensemble… et le remet en place avec un haussement d’épaules.
Une femme jeune lui succède. Sa mère, peut-être. Elle flâne dans les rayons de la bibliothèque, en laissant errer son regard sur la tranche des livres. Parfois, elle les caresse. Presque négligemment. Mais on sent de la tendresse dans ses mouvements. D’un coup, elle s’arrête. Revient en arrière d’un pas. Approche sa tête d’un volume. L’incline pour déchiffrer plus facilement… Son regard exprime l’incrédulité. Elle relit le titre, s’empare du livre et l’ouvre au hasard. Bientôt, un éclat de rire lui échappe. Elle repose l’objet en secouant la tête et reprend sa flânerie.
Attirée par l’éclat de rire, une autre femme s’approche. Tout de suite, elle repère la cause de l’hilarité de la précédente. L’extrait de l’étagère. L’ouvre à la première page et commence à lire. Ses traits n’expriment qu’une chose : la curiosité.
Finalement, un homme apparaît. Il avance d’un pas décidé, un morceau de papier dans la main droite. Ses yeux scrutent les panneaux fixés en haut des étagères. Soudain, il s’arrête, regarde son papier et le fourre dans sa poche. Son doigt suit le bord d’une étagère puis s’arrête. Il s’empare alors du fameux livre, qu’il emmène sans lui avoir accordé un regard.

Le titre de notre héros involontaire : Les rêves d’un fauteuil.
Il a beau ne pas être très épais, il me semble que son existence relève du miracle. Comment imaginer en effet que quelqu’un ait pu être inspiré par un tel sujet, au point d’en remplir autant de pages ? « Les rêves d’un fauteuil », je vous demande un peu ! Qu’est-ce que cela pourrait bien vous inspirer, à vous ?
Comme si un fauteuil pouvait rêver !

Évidemment, le rêve, quel vaste sujet… Rien qu’à l’évocation du mot, l’esprit s’envole. Se libère. Les images les plus invraisemblables commencent à se former. La cour du Roi Soleil se remet à vivre. On est transporté sur une autre planète. Ou bien au fond des océans.
Ah, le rêve…

J’aime bien observer les gens qui rêvent, justement. Les enfants, surtout. Ils rêvent éveillés, formant des mots sur leurs lèvres, mimant les gestes et les situations… C’est bien simple : ils ne rêvent pas ; ils vivent des histoires qui se forment toutes seules dans leurs têtes.
L’autre jour, près de moi, il y avait un petit garçon. Quatre ou cinq ans. Un chapeau de cow-boy sur la tête et une figurine de cheval dans sa petite main potelée. Eh bien, rien qu’à le regarder faire, on voyait les plaines immenses de l’Alabama. Il était sur son cheval, lancé à plein galop à la poursuite d’un troupeau de vaches affolées. L’air lui fouettait le visage, les chiens couraient autour de lui… Pour un peu, on aurait entendu leurs aboiements frénétiques !
En face, il y avait une vieille dame. Son arrière grand-mère, sans doute. Les yeux fermés, le menton incliné vers la poitrine, elle sommeillait. Ses mains croisées reposaient sur son sac. Deux doigts trituraient doucement son alliance… Elle devait rêver qu’elle était de nouveau jeune fille. À la veille de son mariage. En train d’essayer sa robe, devant le miroir de son armoire…

À ses côtés, sa petite sœur, presque aussi émue et excitée qu’elle. Toutes deux rient à s’en tenir les côtes. Un fou-rire de gamines qui les aide à évacuer la tension des derniers jours. Et si Alphonse ne venait pas, le lendemain ? Avec un zouave pareil, on n’était jamais sûr de rien. Rien qu’à s’imaginer seule devant l’autel, la future mariée se sent défaillir. Sous ses pieds, la terre tremble. Elle se retrouve sur le pont d’un bateau, en pleine tempête, les cheveux dans les yeux. Un cormoran lui passe juste devant le nez en criant :
— Tous aux abris ! La fin du monde arrive !
La jeune fille ne s’étonne même pas de le comprendre. Elle sent bien qu’ils sont tous les deux dans la même galère. D’ailleurs, elle entend les coups de tambour résonner dans la cale. En se penchant un peu par-dessus le bastingage, elle aperçoit même l’extrémité des rames qui fendent l’air et l’eau.
— Ohé ! Ohé !
Droit devant la proue, une île est apparue. À peine assez grande pour contenir trois cocotiers lestés de fruits lourds et une bicoque en palmes. Devant, un petit bonhomme fait de grands gestes. Noir comme la nuit, vêtu d’un pagne aux couleurs délavées, il sourit de toutes ses dents. La jeune fille lui sourit à son tour.
— Comment t’appelles-tu ?
— Ben… Vendredi, tiens !
Un fou-rire s’empare d’elle. Un de plus. Évidemment ! Comment n’y a-t-elle pas pensé plus tôt ? Vendredi, bien sûr…
— Robinson est parti. Je garde la maison. Mais un peu de compagnie ne serait pas de refus.
Vendredi et la jeune fille s’assoient au pied d’un cocotier. Aussi loin que leurs regards puissent porter, il n’y a que la mer et le ciel. Une eau turquoise, langoureuse, qui va et vient sur la minuscule plage. Un ciel bleu d’acier. Pas un seul nuage. La tempête n’est plus qu’un vieux souvenir. Le bateau aussi, d’ailleurs.
— Tu joues aux dames ?
Un damier noir et ivoire est apparu de nulle part, ses pions bien rangés en ordre de bataille. La jeune fille s’apprête à en déplacer un quand soudain, un coup de fusil claque. Elle lève les yeux : une bande de grognards napoléoniens dévale la colline à toutes jambes. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils n’ont pas fière allure dans leurs uniformes rapiécés, avec leurs guêtres boueuses et leurs bonnets qui perdent leurs poils. De vrais gueux, voilà ce qu’ils sont ! Perdus dans la neige de Russie, un ennemi invisible à leurs trousses.
— Plus vite, les gars ! hurle le premier. On va se faire trouer la peau !
Il a à peine terminé sa phrase qu’un nouveau coup de fusil claque dans l’air gelé. Le dernier de ses compagnons s’écroule, le nez dans la neige, qu’une coulure vermillon ne tarde pas à souiller. Cette couleur…
— Bon sang, réveille-toi un peu ! Tu ne vois pas que le sang coagule ?
Le père s’énerve. De toute façon, il s’énerve tout le temps. Mais là, c’est vrai qu’il a un peu raison : le sang du cochon est en train de coaguler. Il faut le brasser, sinon le boudin ne va pas être bon. Sans hésiter, la jeune fille y plonge les mains : c’est la seule façon de vraiment sentir ce qui se passe. Elle s’amuse à dessiner de drôles de tourbillons à la surface du liquide foncé.
— T’en as pas marre de traîner dans la bouillasse ?
Cette fois, c’est la mère qui rapplique. Furieuse de voir sa fille, crottée de la tête aux pieds, en train de dessiner dans la boue avec son doigt. Une gifle s’abat sur la joue de la petite, ce qui l’envoie voler à plat dos par terre.
— Rentre à la maison tout de suite ! Et lave-moi tout ça !
Elle a cinq ans et les larmes dessinent de petits ruisseaux sur ses joues. Sur l’une d’elles, la marque de cinq doigts furieux est en train d’apparaître…
— Oh, regarde, tonton ! C’est quoi ?
— Une étoile de mer, ma petite. Tu vois ses cinq bras ? Eh bien, il y a des espèces qui sont capables de les faire repousser s’ils sont coupés.
— Comme les lézards avec leur queue ?
— Exactement ! Comme les lézards avec leur queue.
Son oncle, c’est son héros. Il a toujours du temps pour elle. Il l’emmène en promenade et lui explique plein de choses. Avec lui, elle a l’impression d’exister vraiment. D’être une personne.
Ses petits doigts serrent fort la main qui la guide dans le sable mouillé. Elle a tellement confiance qu’elle s’amuse à fermer les yeux. De toute façon, avec son oncle, rien de mal ne peut lui arriver.
Soudain, une grosse langue humide sur sa joue la fait sursauter : c’est le chien du voisin qui vient de la trouver endormie dans l’herbe, au pied du tilleul. Elle s’assied et le repousse sans ménagement : ce gros lourdaud est toujours en train de baver ; elle déteste ça !
Le soleil est déjà bas sur l’horizon ; elle a dû dormir des heures. Si ça se trouve, elle va même être en retard au souper. Et ça, ce n’est pas bon pour elle : s’il y a quelque chose de sacré à la maison, c’est bien la prière du soir qui rassemble toute la famille autour de la table…
— Mon Dieu, bénissez ce repas et ceux qui l’ont préparé.
Comme si on ne pouvait pas dire « celle qui l’a préparé » ! On le sait bien, que c’est la mère et personne d’autre. À quoi ça rime de faire croire qu’un homme ait pu l’aider ? « Celles qui l’ont préparé », à la rigueur, ça pourrait aller : les deux sœurs mettent souvent la main à la pâte. Mais « ceux », franchement, quelle hypocrisie…
Le pain et le vin sont placés près du père. Le pain parce que c’est lui qui le distribue. Le vin parce qu’il est le seul à en boire. Comme le curé.
Dans l’église, elles avancent toutes d’un pas lent, la tête légèrement baissée, les bras bien croisés sur la poitrine. On leur a posé une couronne de fleurs sur la tête : c’est le jour de leur première communion.
— Le corps du Christ !
— Amen.
Surtout, ne pas mâcher. La mère lui a bien fait la leçon : l’hostie doit fondre toute seule sur la langue. Sans aucun mouvement des mâchoires. Parfois, ça colle un peu. Il faut attendre.
— Mémé ! Oh, mémé ! Le docteur nous appelle !

L’apprenti cow-boy secoue énergiquement les mains jointes parcheminées. La vieille dame ouvre alors des yeux un peu égarés. Rajuste ses lunettes. Sourit au petit garçon et se lève péniblement.
— Tu dormais ? demande le gamin en fronçant les sourcils.
— Non, répond l’aïeule. Je rêvais !
Ah, les rêves d’une vieille dame qui revisite sa jeunesse… Ça, c’est du rêve ! Mais les rêves d’un fauteuil… Non, décidément, je n’en reviens pas.
De quoi est-ce que je pourrais bien rêver, moi ?