Le Vieux qui lisait dans le sable (2)

Le début de cette histoire se trouve ici. Le Vieux qui lisait dans le sable est l’une des onze nouvelles qui composent Fragments de Sud.

 

Enfants africains en voyage
Niam est un sage. Après des études de droit en Europe, il a choisi de revenir chez lui, à Dubiti, et de vivre simplement, du travail de la terre. Il pratique le brûlis, comme tous ses concitoyens, mais de manière raisonnée. Il ne brûle pas n’importe quoi, n’importe comment. Surtout, il ne brûle pas plus que nécessaire.

— Le feu purifie la terre, nous explique-t-il. Mais d’abord, il la blesse. Il ne faut pas l’oublier.

C’est le Vieux qui l’a aidé à prendre cette décision. Cela n’a pas été facile. Ses parents n’ont pas compris : il avait eu la chance d’aller étudier en Europe, avait connu ce paradis où l’eau ne manque jamais – on disait même qu’elle arrivait directement dans les maisons ! – et où le travail d’un seul homme pouvait nourrir tout un village, pourquoi vouloir revenir à Dubiti et affronter le sable qui envahit jusqu’aux derniers recoins des cases ?

Mais le Vieux avait parlé. Il avait lu dans le sable que la vie de Niam était ici. Alors tous s’étaient inclinés, pour son plus grand soulagement.

— Vous aussi, vous allez le consulter, nous dit-il. Vous ne vous êtes pas arrêtés ici, près de ma concession, par hasard : je suis le seul à parler français au village. C’est un signe ! Et les signes, il n’y a que le Vieux pour les déchiffrer correctement. Venez !

D’un mot, Niam fait lever tous les enfants qui s’étaient accroupis autour de nous. Ils s’égaillent dans la cour comme une volée de moineaux apeurés et nous regardent passer, immobiles et silencieux, avec respect.

À longues enjambées souples, notre guide se dirige droit vers la voiture que nous avons stationnée au pied d’un baobab, la contourne et s’engage sur un sentier. Plus qu’un sentier, la trace du passage de milliers de pieds nus qui ont tassé la terre et le sable. En file indienne, nous avançons en silence, chacun plongé dans ses rêves, ses souvenirs, ses interrogations… Où Niam nous mène-t-il ? À quelle distance ? Qui est le Vieux ? Les réponses viendront en temps utile. Pour l’heure, il n’y a qu’à marcher. Apprécier la douceur de cette fin d’après-midi et la confiance témoignée par notre hôte à notre égard en nous guidant sur ses terres ancestrales.

 

Le soleil est déjà bas sur l’horizon lorsque, pour la première fois, Niam prend la parole.

— Vous voyez cet arbre, là-bas ? dit-il en tendant son bras. C’est là que nous allons.

L’arbre est immense. Couvert de feuilles. Avec un tronc bien droit. Rien à voir avec les quelques baobabs que nous avons vus sur le trajet. Il se trouve au beau milieu d’un champ de sorgho. Enveloppé – comme protégé – par les cultures.

Toujours en file indienne, nous nous frayons un passage parmi les plantes qui m’arrivent aux épaules et finissons par déboucher sur une petite esplanade poussiéreuse. Niam s’arrête et frappe dans ses mains pour signaler notre présence.

Au pied de l’arbre, il y a une minuscule case montée sur des pilotis d’un mètre de haut. La porte – ou plutôt l’ouverture, car il n’y a pas de porte pour la fermer – permet tout juste d’y entrer à quatre pattes. Par terre, un vieux mortier semble abandonné. Autour, des poules font les cent pas en picorant vainement dans la poussière.

Bientôt, une tête apparaît. Toute ridée. Recouverte de cheveux crépus blancs. C’est le Vieux. Lui aussi a les dents taillées en pointe. Sec et noueux, il saute à terre avec une agilité étonnante et nous nous retrouvons tous les quatre assis à l’ombre.

 

Dans un silence total, presque irréel, le Vieux se met à balayer le sable à côté de lui. Du plat de la main, il décrit un arc de cercle depuis ses jambes jusqu’à l’un des pilotis de sa maison. Revient vers lui en lissant le sable un peu plus loin. Et recommence. Encore. Et encore. Il est assis, les jambes tendues, les yeux à demi fermés, et ses mouvements lents de va-et-vient semblent interminables. Enfin, il s’arrête et se tourne vers nous, l’œil interrogateur. Niam et lui échangent quelques mots. Rémi et moi sommes curieux de savoir de quoi il retourne :

— Je lui ai juste expliqué comment vous étiez arrivés là. Ça lui suffit. Il saura trouver ce qui est important pour vous.

Le Vieux nous sourit et se lance avec notre compagnon dans une discussion animée qui contraste étonnamment avec le silence qui a précédé. Ses doigts, qui semblent désormais animés d’une vie propre, courent dans le sable sans qu’il s’en préoccupe le moins du monde. Comme si, après le temps de la concentration, lors du balayage méthodique du sol, était venu le temps de se laisser guider par les esprits. Fascinés, nous ne quittons pas des yeux cette drôle de danse…

Bientôt, quatre lignes courbes plus ou moins parallèles sont apparues. Chacune d’entre elles est en fait une succession de pointillés tracés dans le sable. Le Vieux cesse alors de discuter. Manifestement, il compte les pointillés. Y en a t’il un nombre pair ou impair sur chaque ligne ? À cet ensemble de quatre informations correspond un signe. Une combinaison de traits et de points soigneusement dessinée à deux doigts dans le sable et – en quelque sorte – mise de côté.

Effaçant rapidement les lignes qu’il vient de tracer, le Vieux se remet à balayer méthodiquement le sable. La lenteur de ses gestes lors de cette étape contraste de nouveau avec l’agilité aérienne de son écriture…

Quatre passages sont nécessaires, chacun aboutissant à un signe. Ceux-ci semblent être ensuite « déclinés » selon une logique connue de lui seul pour aboutir à un unique signe final. Les yeux rivés dessus, tout en balayant machinalement le sol de sa main ridée, le Vieux réfléchit. Puis il se gratte le menton. Hoche la tête. Et parle.

— Vous êtes là pour nous connaître. Pour apprendre, comme Niam, quand il est allé étudier dans votre pays. Vous allez trouver ce que vous cherchez. Faire un grand tour en Afrique. Et rentrer chez vous. Sans problème.

De nouveau, il observe les signes. Puis se tourne vers moi.

— Dans un mois, tu vas recevoir une grande nouvelle. Une très grande nouvelle. Importante.

Un silence, puis :

— Tes parents sont vivants ? Ton père et ta mère ?

— Oui, réponds-je un peu surprise, attendant la suite.

Mais il n’y aura pas de suite. Hochant la tête sans plus de commentaires, le Vieux efface d’un revers de main les traces de sa méditation. Niam se relève : l’entretien est terminé.

 

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Le Vieux qui lisait dans le sable est l’une des onze nouvelles qui composent le recueil Fragments de Sud.
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