Mineur

La neige recouvrait tout ce matin-là : les toits des maisons, les pavés de la rue, les pentes du Cerro Rico… Tout. Oh, la couche n’était pas bien épaisse : il ne faisait jamais très humide à Potosi. Mais quand même. La neige était là. Et bien là. Fantomatique à la lueur de l’aube.
Debout derrière la porte vitrée, Pablo attendait l’arrivée de Diego : ils montaient toujours ensemble à la mine. Mains dans les poches, sa besace légère à l’épaule, il se dandinait d’un pied sur l’autre. Se surprit à siffloter une diablada. Secoua la tête en se morigénant – il était bien temps de penser à danser ! – et se remit à fixer la ruelle.

Enfin, la silhouette de Diego se profila au loin. En soupirant, Pablo remonta le col de son blouson et tira sur les oreillettes de son bonnet. Puis il se jeta dehors, faisant claquer la porte derrière lui. Inutile de la fermer correctement : de toute façon, elle laissait tellement entrer le froid dans l’unique pièce de son logis qu’elle aurait tout aussi bien pu ne pas exister.
— ¡ Hola, hombre ! Comment ça va, ce matin ? s’exclama Diego en le voyant.
— Ça va, grommela-t-il. Comme toujours.
La discussion n’irait pas plus loin. Elle n’allait jamais plus loin : c’était toujours en silence qu’ils gravissaient les pentes de la montagne. Un silence respectueux. Craintif : on n’était jamais vraiment sûr de redescendre.
À l’entrée de la mine, ils rejoignirent Pedro, qui les salua d’un mouvement de tête. Ensemble, ils s’assirent sur le banc de pierre. Chacun tira alors de sa besace un petit sac de plastique vert rempli de feuilles de coca. La mastication pouvait commencer.
Personne n’entrait dans la mine sans avoir la joue gonflée d’une boule de coca. Il fallait bien tous ses effets énergisants et coupe-faim pour supporter les longues heures qu’ils allaient passer à l’intérieur.

Une demi-heure de silence plus tard, sans s’être concertés le moins du monde, ils remisèrent le sac presque vide et se levèrent. Chacun alluma sa lampe à carbure, coiffa son casque métallique et se laissa engloutir par la Terre.
Ils n’avaient pas parcouru vingt mètres que la lumière du jour et les bruits de l’extérieur n’étaient déjà plus qu’un lointain souvenir. Avant de continuer plus avant, il convenait de faire un détour par l’antre d’El Tío. Le diable. Maître de la mine et des minéraux. Dieu était tout-puissant à la surface de la Terre, mais ici… Ici, c’était un autre monde.
Devant la statue cornue, ils semèrent quelques poignées de feuilles de coca. Aspergèrent le sol d’un peu d’alcool à 96°, ce tord-boyaux qui, en vous grillant les neurones, vous aidait à supporter les difficultés de l’existence. Et coincèrent une cigarette allumée entre les lèvres de terre.
Pendant quelques secondes, ils restèrent debout, silencieux, à fixer la flamme.
— Bon, on y va, lança finalement Pedro.

Il leur fallut près d’un quart d’heure, le long de galeries de moins en moins hautes et de moins en moins étayées, pour rejoindre leur lieu de travail. C’était une minuscule salle dans laquelle sept ou huit hommes auraient tout juste pu se tenir côte à côte. Ils devaient pourtant se débrouiller pour y travailler tous les trois. Encore n’avaient-ils pas à se plaindre : dans cette cavité dont ils distinguaient à peine le plafond, ils ne manqueraient pas trop d’oxygène.
La veille, à la barre à mine, Pedro avait creusé un trou d’une vingtaine de centimètres de profondeur dans la roche. Ensuite, il y avait placé l’explosif et déroulé une mèche de deux mètres de long qu’il avait allumée avant de s’éloigner autant que possible. Évidemment, deux mètres, c’était court. Bien trop court pour être sûr d’éviter les accidents. Mais une mèche plus longue coûtait aussi plus cher. Alors on faisait avec. En espérant qu’El Tío serait de bonne composition et ne réclamerait pas sa dose de sang humain.

Les vapeurs toxiques liées à l’explosion avaient eu toute la nuit pour se dissiper. Maintenant, il fallait décrocher de la cloison les blocs de roche fragilisés par la détonation, les casser, en extraire le minerai qui pourrait être vendu et évacuer les déchets. Un travail de titan et de fourmi à la fois.
Chacun avait son rôle. Pedro était le plus grand. Le plus musclé aussi. Alors il se chargeait de la première étape : transformer la paroi rocheuse en un tas de blocs plus ou moins gros. Ensuite, c’était au tour de Diego d’intervenir : il cassait les blocs en pierres suffisamment petites pour en déterminer la valeur. Pablo, qui était le moins costaud des trois, se chargeait de les trier et d’évacuer les déchets au fur et à mesure.

Remplir le vieux seau en pneu de cailloux. Parcourir les galeries interminables jusqu’à la sortie. Vider le seau sur le tas de déchets. Revenir au filon. Et recommencer.
Surtout, ne pas réfléchir. Ne pas penser au nombre d’allers-retours nécessaires pour obtenir un tas de gravats suffisamment gros pour être évacué par un camion. Ne pas se demander s’il existait vraiment, ce filon qu’ils s’escrimaient à mettre au jour…
Dans le ventre de la Pachamama, il faut juste avancer. Faire un geste après l’autre, en oubliant le temps qui passe.
À chaque fois qu’il atteignait l’extérieur, la lumière crue du soleil obligeait Pablo à fermer les yeux. Sur l’Altiplano, le ciel est d’un bleu d’azur glacé. L’air tellement pur qu’il gomme les distances. Avec la neige qui reflétait les rayons du dieu Inti, c’était un choc toujours renouvelé. Un coup au ventre qui le faisait chanceler. C’était presque avec soulagement qu’il rejoignait les autres dans les entrailles de la mine.

L’après-midi était entamée lorsque Pablo et Diego éteignirent les lampes à carbure. Pedro allait continuer sans eux, jusqu’à l’explosion qui clôturerait sa journée.
D’un pas alerte, en plaisantant, les deux garçons rejoignirent le campement. On se sentait toujours plus léger sur le chemin du retour. Comme surpris d’être encore vivant. Conscient que la chance avait été là toute la matinée.
Passant devant une chapelle, les garçons enlevèrent leur bonnet et se signèrent. Soulagés de retrouver l’univers de Dieu.
— À demain ! lança Diego lorsqu’ils arrivèrent devant chez Pablo.
— À demain ! répéta son ami.

S’engouffrant dans la pièce qui lui servait de maison, Pablo jeta sa besace sur une chaise. Se changea rapidement. Avala une banane (c’était tout ce qu’il avait à manger), attrapa un sac bourré de livres et repartit au pas de course.
Sur les pavés, la neige avait commencé à fondre. À plusieurs reprises, il faillit tomber. Se rattrapa de justesse en pestant contre les semelles usées de ses chaussures. Monsieur Urbano allait encore se moquer de lui, il en était sûr.
Dans un dernier dérapage, il poussa la lourde porte de bois sculpté. Traversa la cour silencieuse. Monta quatre à quatre les escaliers…
Il était en retard, comme d’habitude.

Reprenant son souffle, il s’arma de courage. Posa la main sur la poignée de la porte et l’ouvrit. Dans la pièce, plus de quarante enfants étaient installés, attentifs. Sans bruit, il se faufila jusqu’à sa place.
— Alors, Montecinos, lança le professeur, narquois, tu as encore prolongé la sieste ?

FIN

Mineur est l’une des onze nouvelles qui composent le recueil Fragments de Sud. La plus courte d’entre elles.
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P.-S. : Fragments de Sud existe aussi en papier. Achetez-le sur mon site d’auteur.